Ce que l’œil ne voit pas

Ce serait un regard d’en haut, comme happé, surpris par les choses qui ne sont pas à sa hauteur pourrait-on dire, les choses d’en bas, que d’habitude en marchant on évite, on enjambe, on contourne machinalement sans les voir.

Flaques, zones marécageuses, filets d’eau, sous-bois désordonnés comme visités par un désastre, enchevêtrements de branches, de bois morts écroulés, dressés, magma de végétaux et de pierres ou de boue confondus, des chaos.

C’est à Auvers-sur-Oise, dit Christine Bouvier, dans la maison du docteur Gachet, dans le jardin  ; il y a une carrière abandonnée. Ou bien ce sont des flaques qu’elle voit dans les champs. Ou encore le lavoir, près de sa maison, où elle dit qu’elle pourrait rester là des heures à regarder, dont elle photographie le plan d’eau. Ce sont aussi les dolines, dit-elle. On lui a dit que Dolines était le nom de ces effondrements soudains du sol qui parfois emportent les arbres, et des dépressions ovales qui se forment alors et s’emplissent d’eau et de végétation. Elle aime prononcer le nom, la consonance étrangement douce et liquide du nom de Dolines, comparé à la confusion inquiétante sur laquelle le regard s’est posé, en bas.

Le haut, lui, ne semble pas vu, pas pris en considération ou à peine  ; trop limpide peut-être, avec sa lumière évidente, ses découpes nettes  ; comme s’il était préférable, justement quant à la lumière, que le regard finisse par la discerner dans le chaos lui-même et que sur la plaque de cuivre le travail la laisse émerger du noir, de la diversité des noirs  ; lueur ténue posée sur tel tronc, telle écorce  ; clarté surgie de l’ombre,  révélant une profondeur, comme de la vie silencieuse  ; reflets aux affleurements de l’eau parmi les troncs immobiles, où vient trembler l’éclat du haut, lequel cependant aurait perdu son évidence et sa certitude pour devenir une mouvance incessante, une ondulation de formes minuscules, passant du clair au sombre et inversement, disparaissant, revenant au gré du soubresaut d’un insecte à la surface de l’eau ou du passage des nuages, des oiseaux, de l’agitation des feuilles dans le vent, ou même quelquefois du léger courant.

Ce serait un regard de saisissement. Non pas au sens où il se saisirait de ce qu’il perçoit – ce qui, après ce qu’on vient de dire, semble bien impossible et n’aboutirait au fond qu’à une description, à un morcèlement – plutôt au sens d’être pénétré, comme entraîné au-dedans. Le regard n’est pas une étape, il est déjà le travail.

Se déplacer d’un pas autour de la mare ou de la flaque fait apparaître de nouveaux reflets, des matières inaperçues juste avant le déplacement, d’autres formes  ; une autre flaque, dirait-on, mais pourtant, non  ; plutôt un autre instant, une autre essence de la chose que l’on voit, comme une autre vérité. La vérité change à nouveau au pas suivant et même à moins que ça, et ainsi de suite à chaque instant du moindre léger déplacement. On se dit qu’il faudrait une quantité infinie de déplacements et d’instants pour tout voir. Une infinité impossible. On n’appartient pas à l’infinité ; ainsi on ne verra pas la vérité absolue de ce que l’on voit  ; on ne garde que des bribes  ; on a une présence trouée. Les mares et les flaques de Christine Bouvier sont des fragments de présence, la sienne propre et celle de la vie silencieuse, en bas, qui semblait inerte, leur rencontre dans le regard porté, dans l’image retenue, dans le travail du métal, de l’acide, de l’encre pour laisser advenir d’autres formes, d’autres éclats que ceux de l’image. 

Des formes et des éclats différents et pourtant si proches qu’on pourrait les dire répétés, à peu de chose près  ; une répétition qui pourtant n’en serait pas, à cause du peu de chose près  ; ce serait plutôt un balbutiement, un bégaiement comme manière de dire quand tout dire est perdu, mais de dire néanmoins, dans le désir invétéré de s’approcher du cœur des choses qu’on ne voit pas, qui échappe. C’est ce désir-là qui ferait le travail.

Ce seraient aussi des séquences, du temps coupé, retenu par plans fixes au sein d’un mouvement incessant, comme celui des mains qui crochètent, par exemple, que les yeux les plus attentifs, les plus appliqués ne parviennent pas à suivre  ; mouvement qui finit même par envoûter le regard à force de virevoltes, mais le laisse ignorant de l’enchaînement précis des gestes, comme si on perdait le fil, on peut le dire, comme si le savoir de ces gestes-là ne pouvait pas s’acquérir rien qu’en regardant, du dehors, en retenant de mémoire, qu’il résidait ailleurs, transmis autrement, par le corps, inscrit dans les mains. Un savoir faire.

Ce sont les mains seules qui intéressent le dessin, les mains à l’œuvre. L’ouvrage, lui, n’est pas vu, pas retenu  ; il grandit sans doute lentement, silencieusement, quant à soi  ; il se fera en son temps, c’est certain  ; son temps est celui de la lente germination des plantes, de ce qui forcément advient, il n’inquiète pas le regard, on oublie même qu’il est le fruit de l’autre temps, celui de la vélocité des mains, de l’incessante voltige, que pour advenir tranquillement il a besoin de cette urgence-là. Laquelle cependant n’a rien d’une brusquerie ni d’une agitation – on le voit – avec cette minutie, ces allers, ces retours si rigoureux et en même temps si délicats  ; on ne fait pas n’importe quoi  ; on pèse ses gestes  ; on est bien déterminé à les faire et refaire sans se laisser distraire, comme si c’étaient eux qui vous menaient, sans savoir, sans voir finalement à quoi ils vous mèneront  ; on les fait vite, ni plus ni moins vite qu’eux-mêmes ne vont. Ici, au fond, l’urgence est une patience, l’air de rien. Et à bien y réfléchir, pas seulement ici.

Christine Bouvier dessine les mains en mouvement avec la précision et la patience de celui qui crochète. Des instants, à nouveau. Postures qu’il a bien fallu retenir humblement parmi les innombrables, et couper, et figer, et ainsi perdre la suite ininterrompue, l’ensemble, la grâce du mouvement. Sans elle, pourtant, la perte, on serait resté muet. 

Alors on voit les choses successivement, côte à côte, avec entre elles un espace, un temps, un blanc, un bord de feuille. On a comme une litanie d’instants séparés, de fragments, de postures, de visages.

Devant les visages, on devient une sorte d’interlocuteur silencieux  ; on pourrait être leur alter ego ou leur étranger  ; les deux sans doute, c’est cela qui est curieux avec les visages. On est des leurs, on a devant soi ses semblables, si différents pourtant, si séparés, chacun seul avec son histoire propre, sa vie émergeant dans le regard, dans les traits singuliers, uniques  ; tous cependant porteurs de ce mystère-là qui fait leur commun. Il n’y a que les visages pour dire cela.

C’est pourquoi sans doute, Christine Bouvier a comme laissé dans les limbes l’apparence du corps et même des cheveux, et jusqu’à la ligne de contour du visage quelquefois, pour qu’émerge seulement de celui-ci quelque chose d’indicible qui le constitue, qui le fait être lui, reconnaissable entre tous.

Elle les a regardés de face et eux de même  ; entre eux ils ne se croisent pas, ils sont ensemble dirigés vers le point où elle s’est tenue pour les rencontrer un à un et qui est devenu leur point commun, unique donc, le même que celui d’où, à notre tour, nous les voyons tous ensemble en train de nous regarder.

C’était peut-être cela que réveillaient les reflets des mares, des dolines, des filets d’eau, notre propre regard.

Nicole Malinconi